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Ils eurent beau sonner chez Nadine, personne ne vint ouvrir. L’ordinateur les invita seulement à laisser un message.

— Elle est peut-être là à broyer du noir, suggéra Eve en se balançant fébrilement sur ses talons. Ou bien elle a décidé de prendre des vacances au soleil. Elle a déjà faussé compagnie plusieurs fois à son garde du corps, tu sais. C’est une futée, notre Nadine.

Les sourcils froncés, elle envisagea un instant de recourir à son passe d’urgence, mais ce serait outrepasser ses droits. De frustration, elle serra les poings dans ses poches.

— Cruel dilemme, n’est-ce pas ? intervint Connors, amusé par ses scrupules. Laisse-moi faire, j’ai la Solution à ton problème d’éthique.

Il sortit un canif de sa poche et ouvrit délicatement le scanner digital.

— Connors, tu es fou ! Si tu es pris, c’est six mois de prison ferme !

Sans même daigner répondre, Connors étudia les circuits avec une minutie de connaisseur.

— Je possède la société qui fabrique ce modèle. J’espère ne pas avoir trop perdu la main.

— Referme ce truc immédiatement et ne...

Au même instant, le voyant de la serrure passa du rouge au vert.

— Perdu la main, mon œil, marmonna Eve. tandis qu’il poussait la porte et l’entraînait dans l’appartement. Effraction, intrusion dans une propriété privée, ton cas s’aggrave, mon cher Connors.

— Pendant que je purgerai ma peine, tu m’attendras ? plaisanta-t-il en s’avançant dans le salon.

La pièce était meublée avec un raffinement minimaliste mais visiblement coûteux.

— Elle sait vivre, commenta-t-il, notant magnifique dallage de marbre et les quelques objets d’art disposés sur des socles de verre. Mais elle n’est pas souvent ici.

Eve le précéda dans la cuisine attenante.

— Elle n’a presque pas de provisions, annonça-t-elle en vérifiant le menu de l’AutoChef. Juste du fromage et des fruits.

Dans la chambre spacieuse, les draps étaient froissés en boule sur le lit défait comme après une nuit blanche tourmentée. Jeté en désordre sous la coiffeuse, Eve reconnut le tailleur que portait Nadine la nuit du meurtre de Louise. Émue par ces signes de profond chagrin, elle traversa la pièce et ouvrit le dressing.

— Seigneur ! s’exclama-t-elle devant l’impressionnante garde-robe. Comment savoir si elle a emporté des vêtements ? Il y en a tellement !

Pendant qu’elle les passait en revue par acquis de conscience, Connors connecta le vidéocom posé sur la table de nuit. Eve lui lança un regard réprobateur, mais se contenta de hausser les épaules.

— Au point où nous en sommes...

Ils écoutèrent les communications des derniers jours : un appel très personnel avec un certain Ralph qui fit sourire Eve, une commande au restaurant du coin, beaucoup de messages professionnels... Puis une conversation avec les parents de Louise Kirski le lendemain du meurtre, tous trois en pleurs. Après, plus rien.

Eve se força à garder la tête froide.

— Et l’appel à Channel 75 ? Morse a dit qu’elle avait téléphoné pour prévenir de son absence.

— Elle a peut-être appelé.

— Nous allons en avoir le cœur net.

Elle contacta aussitôt Feeney. Au bout de quelques minutes, celui-ci lui apprit que la voiture avait quitté le garage la veille et qu’il était impossible de se connecter sur l’ordinateur de bord.

— Je n’aime pas ça du tout, soupira Eve en remontant dans le cabriolet. Ce n’est pas normal. Elle m’aurait laissé un message. Il faut que j’appelle la direction de la chaîne. Mais avant, j’ai quelque chose à vérifier.

 

 

Sur l’annuaire de son agenda électronique, elle rechercha les coordonnées de Deborah et James Kirski à Portland, Maine, puis composa le numéro sur son vidéocom portable. Une femme aux cheveux blancs et aux yeux rougis lui répondit.

— Madame Kirski, ici le lieutenant Dallas, police de New York.

— Bonjour, lieutenant, je me souviens de vous. Y a-t-il du nouveau ?

— Pas pour l’instant, malheureusement. Mais nous sommes sur une nouvelle piste. Nous avons bon espoir, madame Kirski.

— Louise a été inhumée ce matin. Ce fut très grand réconfort pour mon mari et moi voir combien elle était aimée. Toutes ces fleurs tous ces messages de sympathie...

— Votre fille sera regrettée, madame Kirski répondit Eve, la gorge serrée. Pourriez-vous dire si Nadine Furst a assisté à la cérémonie ?

— Elle nous avait dit qu’elle viendrait, elle a dû avoir un empêchement de dernière minute.

Cela ne fit qu’aviver l’inquiétude d’Eve.

— Vous n’avez pas de nouvelles ?

— Pas depuis plusieurs jours. Mais je ne lui veux pas. C’est une femme très occupée, vous savez.

Feeney se gratta le menton avec scepticisme.

— A ton avis, il aurait enlevé Nadine Furst. Ce serait nouveau dans son scénario ?

— Eh bien, il a changé de scénario. Ce n’est pas si improbable. Jusqu’ici, tout fonctionnait selon ses plans, et voilà qu’il se trompe de cible Cet échec l’a sûrement mis hors de lui.

Eve s’assit sur un coin bureau. Trop énervée pour tenir une seconde en place, elle se releva aussitôt.

— Selon Mira, notre homme aurait de graves problèmes avec les femmes. Il ne supporterait pas qu’elle mènent le jeu. Un complexe d’infériorité qui remonterait à sa relation avec sa mère outout autre personnage féminin dominant dans sa vie. Nous aurions affaire à un ambitieux pathologique qui éliminerait certaines femmes se trouvant en travers de sa route. Certaines femmes, mais lesquelles ? Là est toute la question, Feeney.

— Eve ferma les yeux et se plongea dans une réflexion intense. Quel pouvait être le point commun entre Cicely Towers le procureur, Yvonne Metcalf l’actrice et Nadine Furst la journaliste ? La célébrité, une certaine aura médiatique, certes... Soudain, le déclic se fit dans son esprit. La solution paraissait si simple.

— Le pouvoir de parole, murmura-t-elle, triomphante.

— Elle se retourna vers Feeney.

— Le meurtrier utilise un couteau. Pourquoi égorge-t-il ses victimes ? Il pourrait très bien leur planter la lame dans le cœur, les éventrer, les...

— Inutile de nous faire un dessin, Dallas.

— Mais non, il leur tranche la gorge, poursuivit-elle sans dévier de son raisonnement. Tu comprends, Feeney, c’est symbolique. Cicely Towers, la brillante oratrice. Yvonne Metcalf, l’actrice et ses répliques. Nadine Furst qui s’adresse aux téléspectateurs. En les égorgeant, il les prive de leur pouvoir de parole !

— Les suspects vont se bousculer au portillon, bougonna Feeney qui faisait nerveusement projeter le fauteuil. Pense aux milliers de frustrés dangereux qui se baladent dans New York.

— Et Nadine Furst qui ne réapparaît toujours pas, soupira Eve.

— Écoute, tu t’inquiètes peut-être trop vite. Pour l’instant, sa voiture n’a pas été retrouvée ! Elle n’est pas partie depuis si longtemps.

— A-t-elle utilisé ses cartes de crédit dans les dernières vingt-quatre heures ?

— Aucune trace, mais si elle a quitté la planète, les vérifications exigent plus de temps.

— Elle est encore sur Terre, Feeney. Elle n’avait aucune envie de s’éloigner. Bon sang, j’aurais du savoir qu’elle commettrait une imprudence. Je voyais bien à quel point elle était effondrée. Sa détresse se lisait dans ses yeux.

Frustrée, elle se passa les mains dans les cheveux. Soudain, ses doigts se raidirent.

— Ô mon Dieu !

— Quoi, Eve ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Les yeux ! Il a vu ses yeux !

Elle bondit sur son vidéocom.

— Passez-moi Peabody, ordonna-t-elle. Agent de patrouille dans le secteur... mince, attendez..., le secteur 402.

— Qu’est-ce que tu as trouvé, Dallas ?

— Attends, répondit Eve, tapotant ses lèvres d’une main fébrile. On va bientôt le savoir.

Le visage de Peabody apparut à l’écran. Derrière elle défilait une foule joyeuse et bruyante dans un concert assourdissant de flonflons.

— Bon sang, Peabody, ou êtes-vous ? cria Eve.

— Je suis de surveillance sur Lex Avenue. Une parade irlandaise, je crois, répondit la jeune femme sur le même ton.

— Vous ne pourriez pas trouver un endroit plus calme ?

— Je   ne suis pas autorisée à quitter mon poste, lieutenant.

— Bon, on va essayer de faire avec. Homicide Kirski, agent Peabody. Je vais vous transmettre une photo. Regardez-la bien. Elle ouvrit le fichier Kirski et sélectionna un cliché du corps étendu sous la pluie.

— Est-ce ainsi que vous l’avez trouvée ?

— Oui, lieutenant, exactement.

Eve réduisit le cliché et le déplaça au bas de son écran.

— Et la capuche ? Personne n’a touché à la capuche ?       

— Non, lieutenant. Son  visage était couvert. A mon arrivée, la victime n’était pas encore identifiée officiellement. La déclaration du témoin qui a découvert le corps n’a pas été d’un grand secours. Il était carrément hystérique.

— Merci, agent Peabody.

Eve mit fin à la communication.

— Alors ? s’enquit Feeney avec curiosité.

— Ouvre le dossier de C. J. Morse, tu vas comprendre.

Il tapota le clavier et l’image du journaliste s’afficha à l’écran. Lors de sa première déposition enregistrée juste après le crime, son visage mouillé par la pluie et la sueur était blanc comme un linceul. Ses yeux écarquillés trahissaient un pro fond affolement.

«Puis j’ai vu que c’était un corps. Il y avait du sang partout. Et sa gorge... Mon Dieu, c’était atroce. Cette odeur... Je n’ai pas supporté. J’ai vomi et je me suis précipité à l’intérieur pour chercher de l’aide. »

— On y arrive, dit Eve, penchée avec attention sur l’écran. Et maintenant, passe à mon interrogatoire. Là... stop.

« Avez-vous bougé le corps ?

— Non. Elle était allongée là, les yeux exorbités. Seigneur, c’était atroce. J’en ai eu la nausée. Vous devez me trouver faible, lieutenant, mais certaines personnes sont plus sensibles que d’autres. C’est une réaction somme toute humaine. Tout ce sang... et ce regard... mon Dieu ! Je me suis précipité à l’intérieur et j’ai prévenu le gardien. »

— Il me l’a encore répété hier, murmura Eve. Qu’il n’oubliait jamais son visage. Ses yeux.

— Ceux d’un ta mort donnent la chair de poule C’est le genre d’image qui marque.

Eve lui lança un regard sombre.

— J’en sais quelque chose. Mais personne n’a pu voir son visage avant moi. A mon arrivée, la capuche le recouvrait presque entièrement. Personne n’a vu ses yeux, Feeney. Sauf moi... et le meurtrier.

— Voyons, Dallas, tu ne penses pas sérieusement que Morse s’amuse à égorger des femmes dans son temps libre ! Il en a sûrement rajoute pour se rendre plus intéressant.

Eve esquissa un petit sourire triomphant.

— C’est exactement ça, Feeney, se rendre intéressant. Il aime monopoliser l’attention. Imagine-toi en journaliste de second ordre ambitieux et sans scrupules. Que ferais-tu si tu ne parvenais pas à décrocher le scoop de ta carrière ?

Feeney laissa échapper un sifflement admiratif.

— J’en inventerais un.

— Sors son dossier. Voyons un peu le passé de ce monsieur.

Feeney ne mit pas longtemps à établir un curriculum vitae succinct. C. J. Morse était né à Stamford, Connecticut, trente-trois ans plus tôt. Une première surprise pour Eve qui lui donnait quelques années de moins. Sa mère, aujourd’hui décédée, avait dirigé le département des sciences informatiques à l’université Carnegie Melon. Lui- même était diplômé en sciences de l’audiovisuel et en informatique. Son parcours professionnel était plutôt cahoteux. Un an dans une petite chaîne privée près de sa ville natale. Six mois dans une chaîne-satellite en Pennsylvanie. Presque deux ans dans une des chaînes principales de New Los Angeles. Un détour par l’Arizona avant New York où il avait commencé à All News 60. Puis ç’avait été Channel 75 : d’abord l’actualité mondaine, et ensuite les informations générales.

— Notre homme est un instable, fit remarquer Eve. Trois ans à Channel 75, c’est son record. Et aucune mention de son père.

— Il n’avait que sa mère, confirma Feeney. Une mère qui avait réussi : brillante carrière, poste de premier plan à l’université.

Et décédée, songea Eve. Il leur faudrait prendre le temps d’en vérifier la cause.

— Jette un coup d’œil à son casier judiciaire.

— Vierge, annonça Feeney, concentré sur l’écran.

— Et en délinquance juvénile ? Tiens, tiens, murmura Eve devant les données qui s’affichèrent, dossier non accessible. Pas si irréprochable que ça, ce garçon. Qu’a-t-il pu commettre d’assez grave dans sa jeunesse qui justifierait tant d’efforts pour verrouiller son dossier ?

— Nous allons vite l’apprendre, répondit Feeney, tout guilleret. Mais il me faut mon équipement et le feu vert de Whitney.

— Parfait. Creuse aussi du côté de ses emplois précédents. Quant à moi, je passe faire un tour à Channel 75, histoire d’avoir une petite conversation avec notre ami.

— Il va nous falloir davantage qu’une correspondance possible avec le profil psychologique.

— Eh bien nous trouverons, répondit Eve avec détermination en glissant l’étui de son arme, sur son épaule.  Si je n’avais pas été si aveuglée par mon mépris pour ce type, j’aurais compris plus vite. Comme par hasard, le premier meurtre a eu lieu quand Nadine était en mission loin de la Terre. Morse avait le champ libre.

— Et celui d’Yvonne Metcalf ?

— L’ordure était sur les lieux presque avant moi. J’étais folle de rage, mais ça ne m’a pas mis la puce à l’oreille. Il affichait une telle assurance. Et c’est lui qui a découvert Louise Kirski. Lui encore qui annonçait le drame à l’écran quelques minutes plus tard.

— Ça n’en fait pas pour autant l’assassin. Le bureau du procureur va te réclamer des preuves, un lien entre ces trois meurtres.

— Le lien ? Mais il est évitent ! s’exclama-t-elle en ouvrant la porte. Les taux d’audience, voilà ce maudit lien, Feeney !